Mon projet s’articule autour de la transition, dans le style des arts décoratifs français et de la transition sexuelle. Confondant le registre décoratif commun et celui plus personnel de ma propre transition. Celle-ci s’infiltre dans un projet de restauration perverse d’un Hôtel particulier du 17e siècle.
La maison fait l’objet d’une restauration depuis l’an 2000. Chaque pièce doit être destinée à une période des arts décoratifs en France, et leur enfilade devient ainsi un parcours chronologique commençant à la date de construction de l’Hôtel Lantin et allant jusqu’à aujourd’hui. Je suis associé à ce projet depuis 2015. Il nécessite de nombreuses recherches, qui permettent d’approcher l’histoire des techniques utilisées dans les arts décoratifs en France, et donc aussi celles des savoirs, des gestes et des systèmes de production, des organisations sociales, entre les 17e et 20e siècles. Refaire implique toujours de se situer au présent. Ainsi l’idée d’une stricte restauration à l’identique d’une grammaire historique des styles en France, ne cesse-t-elle de se modifier, c’est à dire d’être en transition.
Style charnière au coeur de l’histoire de la maison, la Transition revient comme un motif, volontairement employé et déployé de manière équivoque. La Transition réfère à la fois au style du décor d’une pièce spécifique dans la maison, et au récit général de toute la restauration dans l’enfilade des pièces. Elle traduit enfin les difficultés de mon propre parcours de transition dans la banlieue « sensible » d’une ville moyenne de France dans les années 2000.
Pour concevoir la fluidité du passage entre les pièces en enfilade, j’ai fait appel à ma lecture d’Orlando, le roman de Virginia Woolf. Dans ce roman, le personnage traverse les siècles et les genres. Chaque chapitre se consacre à un siècle dont la fin, comme un changement à vue au théâtre, vient en un instant transfigurer le paysage londonien. Virginia Woolf souligne comment du XVIIIe au XIXe siècle une différence entre les sexes devient une opposition binaire entre le domaine du privé, celui des femmes et l’espace public réservé aux hommes. Cette idée est bien présente dans le langage ornemental des arts décoratifs qui traverse l’hôtel Lantin. Ce bâtiment commence avec le style Louis XIV, très vite on y laisse place aux styles de la Régence puis Louis XV, avec ses formes végétales inspirées du libertinage. C’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que le style Transition fait son apparition annonçant progressivement la réaction néo-classique d’un goût plus « mâle », pour reprendre les termes de l’architecte-ornemaniste Jean-François de Neufforge (1714-1791). Ce style se poursuit tranquillement malgré les violents changements politiques de la fin du XVIIIe siècle en styles Directoire puis Empire, s’enfonçant dans une interprétation de plus en plus littérale et lourde du néo-classicisme, et l’édiction d’un Code Napoléon où les femmes sont évacuées du monde politique, artistique et intellectuel, stigmatisées comme raison de l’échec moral et politique de l’ancien régime. L’histoire des styles décoratifs ici mobilisés rappelle donc ainsi une histoire politique des genres.
Je présente dans l’Hôtel Lantin une série de portraits. Chacun est destiné à être exposé dans chacune des pièces. Chaque tableau est peint selon les codes de la période représentée, et suit les transformations genrées opérées dans le langage des ornemanistes de chaque époque concernée. Chaque portrait, pastiche d’époque, est aussi la reprise d’une photographie de mon adolescence, suivant progressivement la transformation de genre que j’ai opérée de 2000 à aujourd’hui. Chacun d’eux simule les effets de l’huile avec de la peinture acrylique.
Le choix du portrait n’est pas sans rappeler la stratégie de Valtesse de la Bigne. D’une jeune femme pauvre de Normandie, elle devient suffisamment riche pour s’élever au rang de comtesse sous Napoléon III. Elle se fait peindre par Edouard Detaille un ensemble de faux portraits de différentes époques afin de s’inventer une lignée ancienne, dont elle fait don au musées des Beaux-arts de Caen. Elle lègue aussi son imposant lit au musée des arts décoratifs, où elle reste stigmatisée par un cartel sur la prostitution.
Il s’agit ici d’infiltrer cette auto-patrimonialisation que proposent les musées personnels d’artistes, comme celui de Canova à Posagno ou de Thorvaldsen à Copenhague : et par la même de défaire la notion hégémonique, patriarcale, occidentale de la toute puissance de l’Auteur sur son histoire, pour y substituer le trouble du simulacre et du factice.